Texte et interview par Pascaline Vallée
C'est ce que Samaya nous a dit parfois pour que nous donnions le meilleur de nous-même. Pas tant en force ou en précision qu'en énergie et en envie. Sentir, remplir les mouvements jusqu'aux extrémités nécessite de laisser à la porte du cours toutes les crispations, qu'elles soient physiques ou mentales. Pas facile, mais vital. Danser comme on respire, ça ne vient qu'en apprenant à respirer.
Samaya concentre une énergie énorme et la diffuse autour d'elle. Elle est « centrée », comme elle dit. Tandis que nous tentons encore d'organiser le vaste va-et-vient des énergies dans notre corps, elle semble les orienter d'un léger revers de main pour en faire un tourbillon.
Quand je décidai de l'interviewer sur ses arts (la peinture, la danse, la musique), je ne savais pas trop par où entrer dans ce tourbillon. Pas possible de faire autrement que de l'interroger de l'intérieur. Mes questions sont basiques, factuelles. Elles restent celles de l'élève à la prof. Pas facile de poser des mots sur une chose aussi sensible que la danse, surtout quand elle ne cesse de s'inventer. Comme demander au feu : « Hé, comment tu brûles ? »
La réponse de la formule magique n'est pourtant pas venue du feu. « Tout mon secret est dans l'eau, m'explique Samaya. Il y a un truc entre moi et elle. Si je ne vais pas la voir, ça ne va pas. Alors le bleu revient partout dans mon travail, sous toutes ses facettes, du plus sombre, quand on pourrait croire que c'est du noir, jusqu'à presque de la lumière. Jusqu'à l'élément eau aussi, celui du sabre. » Le bleu, ici, ce n'est pas la couleur des bobos qu'on se fait parfois aux genoux ou simplement la couleur du ciel, mais celle d'un état d'équilibre et de bien-être.
Les éléments sont très importants pour Samaya. « Je n'ai pas de maître en tant qu'être humain, parce que les êtres humains ont un égo, je trouve qu'ils ont encore beaucoup à apprendre pour se transformer en maîtres. Ceux avec qui j'ai le plus appris, ce sont les éléments. » Le ciel, la terre, l'eau et l'univers, ce sont ses éléments, ceux qu'elle nous transmet et que nous faisons à chaque début de cours, en cercle.
« Mais vous transpirez vraiment ? », me demande-t-on parfois, une vague idée de Taï-chi dans la tête quand je parle de danse martiale. Et comment ! Faire de la danse martiale, c'est un check up général. Dès les premières minutes, on se rend compte des déséquilibres, de ce qui va ou pas. Si on est bien dans le sol, c'est que la tête est libre. Si on n'est pas stable, il y a encore des nœuds à défaire. Plus on est tendu, distrait, fatigué, plus on dépense de l'énergie en la dispersant.
De l'extérieur pourtant, c'est avant tout de la danse, des mouvements. Des histoires aussi. « Les gens, me dit Samaya, depuis leur plus tendre enfance, aiment les histoires. S'ils voient une histoire, tu as gagné. Tu les as sortis de leur quotidien, de ce qu'ils connaissent par cœur. Une chorégraphie, c'est tellement une histoire de sensations que ça booste tout de suite. »
Ca booste oui. Une énergie qui se diffuse aussi sur les autres activités que l'on peut avoir dans la vie. Comme pour Samaya, qui lie danse et peinture, mais aussi musique et travail de modèle pour des photographes. « Mes chorégraphies débutent au milieu des tableaux, raconte-t-elle. Et chaque chorégraphie que je fais se reverse dans la peinture. Parce que ça apporte encore plus de mouvement, d'ampleur, d'élan... » Finalement, ce qu'elle me dit est simple, évident même, loin de tout mysticisme philosophique. Samaya a tracé sa voie, s'écoutant au lieu d'écouter les autres.
En sortant de cette interview, une chose me paraît certaine. Ma couleur préférée a toujours été le bleu.
Tu peins, danses, joues de la musique... Qu'est-ce qui est venu en premier ?
« Je dessine depuis toujours. Puis le dessin s'est transformé en peinture. J'ai découvert la peinture à l'huile et je ne l'ai pas quittée.
La danse est donc aussi liée à ta peinture ?
« La danse, c'est ce qui manquait à mes tableaux, et à ma pratique des arts martiaux. Quand j'ai commencé le viet vo dao, je trouvais ça génial, mais il manquait quelque chose. Je voyais des chorégraphies qui se continuaient plutôt que les exercices qu'on nous faisait faire.
C'était quand?
« Je me suis lancée dans les arts martiaux quand j'avais 13-14 ans.
Et ensuite tu as commencé la danse...
« Beaucoup plus tard, vers 23 ans, à peu près. J'avais remarqué que les arts martiaux s'intéressent souvent aux muscles du devant : le quadriceps, le tranchant du tibia avec lequel on fait le circulaire... Les axes, c'est la danse classique qui me les a appris. Quand on apprend le coup de pied circulaire par exemple on s'exerce souvent sur un sac. Tu peux envoyer ton coup de pied sur un sac, il va recevoir tout ton poids, toute ta maladresse, mais si tu n'as pas ton axe ça ne tient pas. Quand tu le fais dans le vent, il faut savoir tenir au milieu de son talon pour ne pas tomber. Tout ça on ne l'apprend pas dans les arts martiaux, enfin on se débrouille, alors que c'est très bien expliqué dans la danse. La danse classique est un peu comme le solfège quand tu veux apprendre un instrument. Tu as l'oreille, des mélodies dans ta tête qui font que tu es prêt à jouer, et le solfège est la technique qui va t'aider. Moi j'ai mis la danse classique au service des arts martiaux.
Quand tu as commencé la danse tu as tout de suite fais le lien entre les deux?
« Vers 18-20 ans, j'étais déjà dans la danse martiale sans le savoir. Je transformais déjà les katas. Mais jamais je n'aurais cru que j'enseignerais ou que j'aurais le luxe de pouvoir faire une chorégraphie devant un public. Ça s'est fait au fur et à mesure. J'en parlais à mes professeurs au viet vo dao, je disais : on peut faire beaucoup plus de représentation, moins de combat... Et à force de me plaindre, je me suis dis : fais ! Fais, parce que les arts martiaux suivent une tradition qui date de très longtemps, ils ne vont pas changer. Par contre, toi, à qui on a appris les arts martiaux, tu peux les faire évoluer. Plus je faisais et plus je me dirigeais vers ce qui me manquait. Pour les axes, j'ai pris la danse classique. Ici, on aime bien enfermer les choses dans des cases, mais c'est mauvais. Tu pourras même trouver des chorégraphes qui te diront qu'ils ne sont pas musiciens, alors qu'ils le sont de toute façon malgré eux.
Comment as-tu décidé d'avoir des élèves ?
« Je n'ai pas décidé. J'étais en plein passage de diplôme d'Etat, et une copine à moi, qui donnait des cours de jazz, m'a demandé de la remplacer un jour. J'ai dis : « ok mais ce ne sera pas du jazz. Je viendrai avec mon sabre et je ferai ce que je sais faire. » Le responsable de l'espace Jemmapes, où ça se passait, était collé à la vitre pendant tout le cours. Je pensais qu'il allait me tomber dessus à la fin, parce qu'au lieu du jazz qu'il attendait c'était des coups de poing, de pied, de sabre, mais en fait il m'a demandé de donner des cours. Ca a commencé comme ça.
Il y a toujours des histoires...
« Toujours. Je le tiens de ma maman. Quand j'étais petite, elle me racontait une histoire tous les soirs, et je me disais : si tu es perdue en cours, si ça t'arrive de ne plus savoir quoi dire, n'oublie pas que les gens, depuis leur plus tendre enfance, aiment les histoires. S'ils voient une histoire, tu as gagné. Tu les as sortis de leur quotidien, de ce qu'ils connaissent par cœur. C'est aussi ce qui me manquait dans les arts martiaux. Trop répétitifs, pas assez renouvelés. Une chorégraphie, c'est tellement une affaire de sensations que tout de suite ça booste.
Est-ce qu'il y a des liens entre tes tableaux des fois? Une histoire qui se continue...
« Pour moi oui, mais c'est abstrait pour la personne extérieure. Pour moi tout est lié. Je sais que si je ne peins pas, j'aurais énormément de mal à danser. De la même manière, je puise dans la musique. Je suis musicienne, j'ai fais du piano, du violon. Mon piano me manque énormément. Si j'arrête une des trois choses, j'ai beaucoup de mal à continuer le reste. C'est comme si tu dansais et qu'on te retirait un de tes sens.
Pour en revenir aux tableaux, j'ai fait par exemple cette petite toile, qui s'appelle Pow-Wow, à la suite de notre dernière chorégraphie au Théâtre du Gymnase [en juin 2012, ndlr]. Le nom vient des Indiens d'Amérique, les origines de mon père et ça veut dire « le cœur ». C'est une danse de groupe, un cercle. Le cercle, si tu zoomes, c'est un point. Le point évidemment c'est le centre. J'ai fait la chorégraphie et j'ai commencé à peindre le tableau au même moment.
Comment as-tu commencé à avoir des idées d'images?
Voir l'apprentissage
Et qu'est devenue la peinture dans tout ça?
« Chaque chorégraphie que je fais se reverse dans la peinture. Ça apporte encore plus de mouvement, d'ampleur, d'élan... C'est justement venu au moment où je commençais à apprendre la matière, l'huile. Faire de la peinture à l'huile c'est comme danser avec un sabre. Il faut taire un peu ce que tu veux et écouter la matière, ce qu'elle propose. Plusieurs fois j'ai peint au sabre. Je le trempe dans la peinture et fais de grandes giclées sur la toile. Ensuite je le pose et j'améliore au couteau, au chiffon, avec toutes les techniques que je connais. C'est un peu le mariage de la peinture et du mouvement dansé.
En fait quand tu crées un tableau, tu as davantage des mouvements dans la tête que des images ?
« Oui.
C'est figuratif?
« Souvent. L'abstrait dedans c'est surtout la technique. Si on fait un zoom sur un petit endroit dans un tableau c'est la technique en elle-même qui devient abstraite. C'est exactement pareil que dans une chorégraphie. Ce qui m'intéresse c'est que si on zoome sur une chorégraphie, on ne voit que c'est la technique du centre, et le centre a lui-même une chorégraphie. Ensuite je déplie tout ça de manière à ce que cela forme une histoire pour celui qui ne connaît rien au centre et qui est simplement venu là pour qu'on lui raconte quelque chose.
Plus de peintures sur www.quelquechosedebleu.com
Tu inventes tout en même temps ?
« La danse martiale vient de moi. Les directeurs des centres où j'ai travaillé m'ont affirmé qu'ils n'avaient jamais vu ça. Mais je pars du principe que les choses ne sont pas inventées. On les a déjà vues, ou rêvées... elles étaient déjà là. Souvent quand je commence un tableau, la toile est blanche pour n'importe qui. Pour moi elle n'est pas blanche, le tableau est déjà dedans. C'est à force de le regarder qu'on le rend visible. C'est comme si, en se rapprochant de plus en plus, on voyait à l'intérieur des grains de la toile l'histoire qui se trame. C'est la même chose pour la danse martiale, pour tout ce que je fais : les choses sont déjà là. Pour moi, inventer, c'est plutôt faire sa signature. Le mélange de la danse et des arts martiaux, on y a pensé bien heureusement avant moi. Je n'invente rien, je décode ce que j'ai à l'intérieur. J'ai un côté vraiment mystique, sûrement de par mes origines d'Amérique et d'Inde. Quand j'ai été adoptée, j'étais déjà là-dedans. Avec mon copain, on fait régulièrement des marches en Espagne, où on boit de l'Ayahuasca. Ca va se traduire en peintures, en chorégraphies, en plein de choses. Le contexte compte énormément. Je ne me vois pas prendre ça pour une soirée juste pour rigoler. Je suis plus dans l'objectif de me nettoyer. Ca m'aide dans ma recherche. Je sors très peu, je suis toujours dans ma grotte, mon creuset.
C'est étonnant. Dans les éléments et tout ce que tu dis, il y a quelque chose de très ouvert, et d'un autre côté, cette grotte...
« Pour travailler c'est primordial... Quand on prend de l'ayahuasca par exemple, ce n'est pas très agréable. Ca fait vomir, ça nettoie de tout ce qu'on peut accumuler dans la ville au quotidien. Il y a des gens à qui ça suffit pour retourner dans leur quotidien. Moi j'en prends pour concrétiser des rêves. Pour ça il me faut beaucoup d'ombre. Il faut que je me retrouve. Je peins, je chorégraphie au moins cinq heures par jour. Très vite je ne rentre plus dans les emplois du temps normaux des gens. Comme pour moi c'est nécessaire, j'ai sacrifié la vie normale que j'aurais pu avoir pour ça. Je préfère tailler ma pierre que de me déserter et de suivre les schémas.
Cette voie mystique, c'est assez piégeux, parce que si tu ne donnes pas la main aux gens, tu ne peux plus continuer ton chemin. C'est avant tout un échange. Tu prends de la lumière et tu la rediffuses. Il faut échanger. Le piège serait de prendre la lumière et de travailler tellement dans son creuset que la lumière s'éteint. Mon piano, je suis obligée d'aller le chercher; mon copain me rappelle qu'il faut sortir... C'est le piège pour moi, parce que tout part de cette pièce. Les chorégraphies débutent ici, au milieu des tableaux.
Tu parles toujours du « bleu », qu'est-ce que ça signifie pour toi ?
« Il y a un truc entre moi et l'eau. Si je ne vais pas la voir, ça ne va pas. Donc évidemment le bleu revient partout, avec toutes ses facettes, du plus sombre, quand on pourrait croire que c'est du noir, jusqu'à presque de la lumière, mais on est toujours dans le bleu. Jusqu'à l'élément eau aussi, celui du sabre. Tout mon secret est dans l'eau. Je n'ai pas de maître en tant qu'être humain, parce que je trouve que les êtres humains ont encore beaucoup à apprendre pour se transformer en maîtres. Par contre, les maîtres avec qui j'ai le plus appris, ce sont les éléments. C'est à ça que je me réfère.
Tu parles des éléments naturels? Ou de certaines interprétations comme dans la philosophie asiatique...
« Je ne me réfère pas aux livres, parce que c'est toujours un être humain qui l'a écrit. C'est important, parce que c'est une trace, mais c'est toujours la parole d'un être humain, qui a un travail à faire avec son égo. Et l'ego change la vérité, l'en éloigne tellement que pour contrer ça, je vais demander à quelqu'un qui n'a pas de problème d'ego: aux éléments, aux animaux... Mon professeur d'arts martiaux m'emmenait régulièrement au zoo, parce qu'il trouvait que mon animal était le félin, et me faisait rester des heures devant le félin pour apprendre le kouen de la panthère. »
« Je n'invente rien, je décode ce que
j'ai à l'intérieur. »
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